Gamine des rues désœuvrée dans une bande de voyous qui ne la considère pas beaucoup, Blanchette fait néanmoins de son mieux dans les ruelles d’une grande cité à l’ombre de la montagne que l’on appelle La Dent du Chat. Mais un jour, ses compagnons et elle se trouvent piégés par un monstre venu à la pêche aux enfants. Bientôt emprisonnée dans la montagne, elle y découvre un monde féérique peuplé de trolls, de gnomes, de nains et autres créatures magiques… mais avant tout, la Dent du Chat est en fait une gigantesque cuisine tenue par des ogres !
Échappant à plusieurs reprises à la mort (ce qui lui vaudra son surnom de Trois-fois-morte), Blanchette va se lier d’amitié avec des faunes et korrigans, situés au plus bas des castes de la monstrueuse cuisine, sur les rives souterraines du Lac Vaisselle. Entre exploration de cet univers inquiétant aux senteurs appétissantes et survie de toutes les manières possibles, son objectif est clair : libérer ceux de ses amis qui sont encore vivants et fuir La Dent du Chat.
Les auteurs nous livrent ici une histoire sur un ton qu’il sera difficile de qualifier. Si La Cuisine des Ogres peut sembler être un conte pour enfants au premier abord, il n’en est rien : elle en reprend les codes pour mieux les détourner. L’univers, bien que magique, est empreint de violence brute, à l’image des passages sanglants dans le hachoir ou du point de vue de Blanchette, si petite dans cet environnement de géants. Ici, les enfants (tout comme d’autres créatures magiques telles que les licornes ou les cocatrix) ne sont vus que comme de la viande achetée au marché, bonne à être cuite sans délais ou engraissée pour une consommation ultérieure. L’on pourra d’ailleurs noter (non sans amusement) la répartition des peuples traditionnels de la fantasy dans cette cuisine monumentale : les korrigans sont les marmitons, les nains gèrent les diverses machines, les dragons s’activent aux fourneaux… et les ogres en sont les chefs-cuistots. Les dialogues oscillent entre langage familier d’antan et tirades très soutenues, parfois teintés d’accent, ajoutant une profondeur bienvenue aux échanges entre les personnages. Personnages, justement, que l’on pourrait considérer comme un peu trop nombreux, dont certains (Grince-matin, le chevalier Sainte-Ombre, Brèche-dent, la gentille Vieille-mère, le terrifiant Beauregret…) disparaissent presque aussitôt leur introduction ou sont finalement sous-employés ; une richesse qui aurait peut-être gagné à être mieux exploitée.
Le dessin d’Andreae est plus que notable ! Chaque vignette est un petit tableau, avec des costumes soignés et une attention particulière aux allures et corpulences des créatures. Le charadesign est particulièrement réussi : Blanchette, avec sa robe simple, ses cheveux ébouriffés et son châle distinctif sur la bouche, incarne parfaitement la fragilité et la détermination. Les décors sont vivants, chaque détail semble dégager une odeur (de grillades, d’épices, de senteurs sucrées ou acidulées…) grâce à une peinture manuelle et des colorations minutieuses. Le choix de vignettes sans bord et un découpage un peu destructuré renforcent l’immersion dans cet univers où la beauté surgit au cœur de la fange.
Car la seule question qui vaille, pour chacun, est d’accepter ou non de prendre sa part joyeuse à l’inévitable destruction du monde…
Le Sénéchal
Si La Cuisine des Ogres emprunte aux contes d’antan, c’est dans leur version la plus brute. Le ton est naïf mais profondément violent, et la cruauté des événements n’est que partiellement compensée par la douceur et la naïveté de Blanchette ou Brèche-dent. On y retrouve un thème toutefois universel : celui du voyage du héros et de la quête d’identité, ici teinté d’une réflexion sur la place de chacun dans un monde (culinaire) impitoyable.
Un véritable festin pour les amateurs de récits féériques contrastés.