Alors que Batman (alias Bruce Wayne) est encore dans sa première année de justicier à Gotham City, un nouveau criminel fait son apparition. Commettant des meurtres odieux, parfois à dessein, parfois sans raison, sa folie et son imprévisibilité sont doublées d’un sens du théâtre et d’une anticipation diabolique. Il se fait appeler… le Joker.

Jeune lieutenant encore dans l’ombre du respecté inspecteur Gordon, je n’étais ces soirs-là qu’un témoin passif des événements, notant fébrilement ce que je voyais sans jamais vraiment comprendre comment tout m’échappait. Ce récit, Joker – The Winning Card, m’a laissé un goût d’impuissance. Car jamais la folie n’a été aussi bien mise en scène. Et l’on y retrouve ici l’excellent duo composé de King et Gerads.
Dès les premières pages, l’ambiance visuelle prend à la gorge, tout comme l’odeur de la poudre… Le style graphique épouse le chaos de Gotham : oppressant, glauque, presque malsain. Le trait appuyé, précis mais néanmoins estompé par les couleurs, contraste avec l’omniprésence de symboles dactylos utilisés pour censurer les insultes et onomatopées — un choix un peu trop envahissant peut-être, mais qui semble servir un dessein : ralentir la lecture, ou forcer à la contempler avec plus d’attention.

Ce qui frappe dans cette histoire courte, c’est son découpage inventif et presque musical. Chaque planche semble chorégraphiée, avec une maîtrise qui confine au cinéma muet : de fait, les dialogues du Joker, insérés dans des cartons stylisés, désincarnent sa voix, lui retirant toute humanité. Ce procédé singulier fonctionne à merveille, transformant le terrible clown en une présence spectrale, omnisciente et terrifiante.
L’écriture souffre toutefois de quelques excès. Certains dialogues versent dans un alambiqué artificiel, perdant en naturel ce qu’ils gagnent en noirceur. De quoi rendre fou le plus cartésien de mes collègues de la police de Gotham ! Heureusement que les sortie du fidèle Alfred demeurent savoureuses en toutes circonstances. Reste que la structure chapitrée, bien rythmée, donne au récit une fluidité étrange, presque hypnotique ; une narration qui déraille… pour mieux fasciner.
Le Joker que nous découvrons dans ce récit n’est pas encore le prince du crime, mais il s’impose déjà comme une entité dérangeante, innommable. Sa cruauté gratuite, son imprévisibilité totale, le rendent abject… et fascinant, je dois l’avouer. Face à lui, un Batman encore vert, oscillant entre mondanité et ténèbres, peine à imposer sa justice. Cette jeunesse de la chauve-souris accentue l’asymétrie de leur rapport.
En conclusion, je retiendrai dans mon rapport de police :
- Une ambiance étouffante parfaitement rendue par la mise en page et le travail d’atmosphère.
- Une expérimentation narrative originale (cartons muets) qui sublime l’aspect terrifiant du Joker.
Pour les amateurs de l’excellent One Bad Day consacré au Sphinx (des mêmes auteurs), la parenté artistique se fait sentir, sans atteindre tout à fait la même finesse scénaristique. Ici, l’ambiance supplante clairement l’intrigue.